Yves Tessier-dit Lavigne
(5 juin 1893-24 juin 1977)
Professeur de géographie humaine à l'Université de Montréal(1922-1932).
TESSIER-LAVIGNE, Yves. «Le Bilinguisme dans l’Ouest Canadien». Montréal, Arbour et Dupont, Imprimeurs-Éditeurs, 1925. 32 p. (20 cm). Titre de la couverture.
J'ai perdu mon dernier vieil ami et c'était quelqu'un: Yves Tessier-Lavigne.
L'automobile a fauché cet octogénaire en pleine santé, au mois de juillet dernier. Pour certains chauffeurs, les proies de choix sont les piétons. Le regretté défunt était un piéton.
Au volant d'une voiture, fut-elle achetée à crédit ou défraîchie, mais cent pour cent sienne, le moindre manant de la métropole a le feu au derrière, prêt à brûler les feux de la circulation, à écrabouiller les gens. Il est pressé, pressé. Qu'on m'excuse si la colère et l'amertume l'emportent un instant sur le chagrin quand je pense à la brutalité barbare de la circulation dans les rues montréalaises où la vitesse est reine et la vie humaine une foutaise.
Ironie, cruauté du sort, Yves Tessier-Lavigne fut mortellement heurté par une voiture la veille de la fête des pères, à l'angle des rues Craig et Saint-Urbain, à un endroit compris dans la ferme de son aïeul, premier de la lignée au Canada: UrbainTessier, dit Lavigne. La rue Saint-Urbain n'a-t-elle pas été nommée ainsi pour honorer ce colon de Ville-Marie?
Après les funérailles, le soir même ou le lendemain, un rêve fantastique, mais fort agréable, a enjolivé mon sommeil. Je me trouvais non loin de chez moi, à Préville (petite ville modèle annexée à Saint-Lambert), dans un fantaisiste complexe d'habitations.
Une musique divine, mystérieusement répandue dans les moindres coins et recoins émanait on ne sait d'où. Mal à l'aise, je commençais à me demander si quelque sauvage, passionné de musique rock, n'était pas sur le point de conspuer ces sons mélodieux si horripilants pour son goût perverti, quand je m'éveillai. Je rattachai sans peine ce songe à la musicalité des Lavigne et, en particulier, à la musique sur disques, intéressante ou rare ou remarquable par quelque côté, dont il m'a régalé, presque à chaque visite chez lui, bon an, mal an.
La musique avait créé un lien entre moi et Lavigne longtemps avant que je le connaisse. En effet, mon père m'a
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donné le prénom d'Ernest à cause de sa vive admiration pour Ernest Lavigne, renommé chef d'harmonie et d'orchestre, fondateur du légendaire Parc Sohmer, et oncle de mon ami. Lavigne a assurément étudié le piano, bien qu'il ne m'en ait jamais parlé. D'ordinaire, il se contentait d'ajouter parfois quelques accords à certains morceaux qu'exécutait Dantès Belleau, un ami commun, mais une fois aux studios de CHLP, sans doute inspiré d'avoir à sa disposition le magnifique instrument dont se servait, dit-on, Paderewski, pour ses récitals à Montréal, il a surpassé Belleau, sans contredit. C'est la seule fois qu'il a montré son savoir-faire devant moi et la chose s'est gravée dans ma mémoire. Pour revenir à Belleau, je me souviens qu'un soir où il avait particulièrement bien joué, les demoiselles Lavigne, alors enfants ou adolescentes, attirées par la musique et se tenant à notre insu dans l'escalier qui mène au premier étage de la maison, avaient applaudi l'artiste, comme cela se faitau concert, auditrices insoupçonnées d'un récital improvisé.
Lavigne me montrait aussi de ses acquisitions récentes: petits tableaux, dessins, livres ou curiosités. C'était un collectionneur enragé. Il s'intéressait à l'art en premier lieu, mais également à un tas de choses, comme il sied à un professeur desciences humaines, disciplines, qui embrassent tant d'aspects du monde. Dans les dernières années, nous avions pris l'habitude de nous faire des cadeaux à l'occasion des Fêtes ou en d'autres circonstances. Par exemple, il fut enchanté du don que je lui fis de l'oeuvre de l'économiste libre-échangiste Frédéric Bastiat, dont il admirait le style élégant. La reliure des sept ou huit volumes de l'oeuvre a souffert de la pluie, au cours d'un déménagement, mais comme il n'y a pas eu de réédition depuis environ un siècle, l'acquisition du Bastiat, même fatigué, fut accueillie avec joie.
Je n'ai jamais rencontré de collectionneur aussi passionné, ni d'une curiosité plus universelle. Quelques jours avant la mort d'Ubald Paquin, romancier et journaliste, il lui fit apposer dans son lit d'hôpital, sa signature au bas d'un vers et demi de Corneille: "(Tu t'en souviens, Cinna,): tant d'heur et tant de gloire Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire" qu'il déclamait, quand il commençait à devenir
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pompette, signal d'alerte bien connu des intimes de Paquin, sur la route scabreuse de l'ivresse.
Qu'adviendra-t-il de tant d'objets disparates et de valeur inégale, accumulés par Lavigne au cours des années? Fatalement, on pense au Cousin Pons et à la richesse inattendue qu'il laissa à sa mort. En ce qui regarde mon ami, les fonds lui manquaient certes pour l'acquisition de coûteux chefs-d'oeuvre, mais un goût sûr présidait à ses achats. La passion de collectionneur qui soulève des problèmes, quand elle s'exerce, peut se révéler ensuite la source de placements fort avisés dans une période d'inflation comme la nôtre. Combien de petits dépôts chez combien de marchands ont permis à notre homme de s'ass.urer, avec le temps, la possession d'oeuvres d'art, de livres, de bibelots, de meubles convoités! Je me suis parfois demandé s'il se souvenait de tous les acomptes ainsi donnés à droite et à gauche.
Son tempérament d'artiste et de dilettante passionné de beauté et de culture a nui incontestablement à sa carrière. Comme tant d'autres Québécois, il n'a pas donné sa mesure. Edouard Montpetit avait vu en lui, dit-on, son successeur éventuel. Bon idéaliste, il lui a manqué le don que possèdent à merveille les arrivistes: savoir où se placer les pieds et les mains pour avancer, se pousser dans le monde, pour griffer les gros sous, pendant que les dévoués, les sincères travaillent pour des prunes, "pour la bonne cause", comme "y" disent. Durant les décennies où Yves Tessier-Lavigne a été professeur de sciences humaines, il a touché un salaire de famine. A tel point que, l'heure de la retraite sonnée depuis longtemps, d'après les critères d'aujourd'hui, Lavigne n'a pas eu droit à une pension. Et pourquoi? La ridicule pitance allouable en son cas aurait déshonoré la grande Université de Montréal sur les hauteurs où elle distribue le haut savoir, telle une poule majestueuse parmi ses poussins, dans un poulailler de luxe. Le déshonneur, sans doute, ne consistait pas dans la modicité de la rétribution accordée à un professeur reconnu comme émérite, à un ouvrier de la première heure. Quand on pense aux faiseurs, dans tous les sens péjoratifs du mot, y compris celui de faiseur de courbettes, bons amis du régime, qui ont trouvé un poste bien ouaté dans l'enseignement universitaire, ou un appoint substantiel...
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Les spécialistes, cantonnés dans leur petite sphère, munis d'oeillères solides, méritent respect, mais on ne me fera pas croire que la culture générale et un certain détachement, un certain dilettantisme, un certain humanisme discréditent un professeur. Quoi qu'il en soit, ils ne foisonnent pas, les professeurs qui réussissent comme Lavigne, à garder l'amitié chaleureuse de leurs anciens élèves au fil des ans. Jean Drapeau, un de ceux-là, est venu pendant que j'étais là, au salon funéraire où reposait le défunt.
Lavigne a répandu l'amour de la culture et de l'étude autour de lui, chose énorme et merveilleuse. Il fut aussi un ardent défenseur des traditions nationales, entêté à demeurer jusqu'à la fin dans la maison paternelle, rue Saint-Hubert, malgré la dégradation du quartier, l'exode des gens cossus vers Outremont ou Westmount. Il tenait aussi beaucoup à la qualité de la langue parlée et écrite, à la qualité en tout. Dans sa religion il entrait, je pense, de l'attachement à une valeur précieuse du passé, à une valeur de civilisation. (Il venait d'entendre la messe à l'église Notre-Dame, quand il reçut le coup fatal.) L'envers de son idéalisme, c'était parfois une singulière méconnaissance de la réalité, des idées un peu bizarres, parfois.
Au cours d'une amitié de plus d'un demi-siècle, appuyée sur l'amour de la culture et du beau, rien de mesquin, jamais la moindre brouille, le moindre mot blessant, le plus petit nuage. Lors de l'exposition universelle de 1967, Philippe Laferrière,ancien bibliothécaire (à Saint-Sulpice) se joignit à nous deux pour former le trio de Terre des hommes. Cela dura jusqu'au décès de Philippe, il y a quelques années. Terre des hommes, lieu de détente et de divertissement, baignera donc à mes yeux,désormais, dans une brume légère, le gris des souvenirs mélancoliques. Ainsi va la vie terrestre, sous le signe de la fugacité et de l'éphémère. Seule l'éternité bienheureuse, que nous souhaitons à Yves Tessier-Lavigne peut assouvir les assoiffés du beau.
A LA MÉMOIRE
DE YVES
TESSIER-LAVIGNE
par ErnestSchenck
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